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Return to Equinoxes, Issue 11: Printemps/Été 2008
Article ©2008, Razvan Amironesei

RAZVAN AMIRONESEI, Université Laval

La référence bachelardienne de l’espace dans le travail de Michel Foucault

Le concept d’espace occupe une place centrale chez Michel Foucault et sa propension pour les métaphores spatiales à l’intérieur de son œuvre est bien connue.1 Disqualifié au profit du temps, l'espace, soutient Foucault, fait partie de l'histoire. Pourtant, cette historicisation de l'espace devrait être doublée d'un mouvement inverse, à savoir d'une spatialisation de l'histoire. Pour mieux souligner cette dernière approche, ajoutons que son usage de l’espace devrait être compris comme une pratique cohérente de spatialisation du langage qui ne cesse d’être historique et qui se déploie tout le long de son œuvre à travers sa problématisation des concepts centraux tels que, l'archéologie,2 le pouvoir,3 le savoir,4 etc., pour n’en nommer que quelques-uns; ou bien à travers ses commentaires des oeuvres littéraires5. D’une manière provisoire, nous pouvons avancer que pendant les années ’60, l’espace remplit chez lui une fonction esthétique comme investissement des métaphores spatiales dans le champ du langage, en tant qu’à partir des années ’70 l’espace acquiert une fonction historico-politique comme objet de savoir et de pouvoir à l’intérieur des pôles disciplinaire6 et biopolitique.7

Le point de réactivation de cette deuxième occurrence de l’espace serait repérable dans la conférence Des espace autres (1967) où l’espace émerge non plus comme matière langagière, mais comme objet autonome de réflexion qui a sa propre consistance et ses modalités spécifiques d’émergence. Sans tenter de faire une généalogie de l’espace chez Foucault, dans le présent travail nous allons insister surtout sur le moment charnière que représente sa conférence de 1967 sur les hétérotopies et sur l’occurrence historico-politique de l’espace qui émerge à partir de là avec pour objectif de la mettre en rapport avec la problématisation bachelardienne de l’espace. L’enjeu est double. Il s’agit de montrer à la fois que l’interprétation de l’espace chez Foucault n’est pas strictement auto-référentielle (Boullant, Michel Foucault, penseur de l’espace) et que la problématique heideggérienne de l’espace à l’intérieur de son œuvre n’est pas singulièrement décisive (Elden, Mapping the Present). Précisons dans ce sens que la référence bachelardienne dans le traitement de l’espace de Foucault est discontinue et elle devrait être répertoriée sous forme d’éléments composites qui informent son discours dans des moments circonstanciés. L’usage positif que nous faisons de cette référence bachelardienne place notre travail dans les interstices d’une problématique plus générale des modes de subjectivation par l’espace qui impliquerait non pas la prééminence du sujet sur l'espace, mais au contraire la spatialisation du sujet et de l’histoire.

Pour justifier cette ligne d’interprétation, nous allons analyser dans un premier moment deux couples oppositifs. Plus précisément, l’espace du dedans et l’espace du dehors, ainsi que l’espace sacré et l’espace désacralisé afin de montrer que les déplacements foucaldiens dans la conceptualisation de l’espace se font en rapport direct avec Bachelard. Dans un deuxième moment, nous allons analyser l’espace et son rapport au corps chez les deux auteurs afin de saisir une problématique commune à travers la référence organique de l’espace.

Présentons brièvement les enjeux de l’espace intérieur chez Bachelard. Dans l'Expérience de l'espace dans la physique contemporaine (1937), Bachelard montre comment la physique nous fait découvrir un espace discret, dérivé du monde microscopique de nos instruments techniques. La découverte de cette micro-spatialité est mise en rapport avec l'univers de l'image poétique dans son livre La poétique de l'espace (1957). Dans ce dernier livre, l’espace relève d’une « esthétique du caché ». Son analyse phénoménologique des images comprend l’espace comme « région d’intimité » « dont le poids psychique est dominant » (Bachelard, Poétique 30). La question qu’il se pose et de savoir si on peut « dégager une essence intime et concrète qui soit une justification de la valeur singulière de toutes nos images d’intimité protégée » (Bachelard, Poétique 23). Précisons d’emblée que la compréhension bachelardienne de l’espace intime de la maison ne devrait pas être réduite à un pur essentialisme. Cet espace joue plutôt comme surface qui investit le devenir individuel et qui le propulse en s’agençant comme un laboratoire des rêves. Il s’agit d’un espace essentiellement « vécu » à travers « les partialités de l’imagination » (Bachelard, Poétique 17).

Bachelard poursuit sa réflexion en faisant une distinction entre l’espace compris comme « être du dedans » et le « destin de dehors » qui aménage des « espaces d’hostilité » et font émerger « la haine et le combat » (Poétique 18). Les espaces du dedans sont des « espaces de possession, des espaces défendus contre des forces adverses, des espaces aimés » (Bachelard, Poétique 17). Ils ont une consistance propre puisqu’ils concentrent « de l’être à l’intérieur des limites qui protègent » (Bachelard, Poétique 17), s’articulant à la fois comme force unitive et répulsive. Notons que l’habitation de ces espaces n’engendre pas un rapport d’appropriation subjective au sens strict, mais il faudrait comprendre que l’unité de l’espace prend la forme d’une appartenance affective qui investit le sujet. Ce type d’opposition entre deux types d’espaces chargés de qualités qui passe principalement par un investissement des affects est utile pour comprendre de quelle manière Foucault déplace son rapport à l’espace.

Si chez Bachelard l’espace d’intimité nous fournit les outils pour apprendre à « demeurer en nous-mêmes » (Poétique 19) et à comprendre « comment nous nous enracinons » dans un « coin du monde » (Poétique 24), Foucault dans sa conférence Des espaces autres (1967) cherche à décrire un espace extérieur et localisable. L'espace heureux de notre intimité qui coagule l’être s'oppose chez Foucault, non pas à un espace répulsif, mais à un espace hétérogène qui nous pousse « hors de nous même » et qui nous consomme par sa force d'attraction. Foucault se propose de penser un type spécifique d’emplacements qui entretiennent un rapport de neutralisation ou d’inversion par rapport aux autres emplacements. Ce sont les hétérotopies qu’il définit à partir d’une relation entre éléments irréductibles et non superposables. Contrairement aux utopies qui sont des espaces « irréels », des emplacements parfaits d’une société donnée ayant la forme de son idéal réalisé ou sous le mode de son inversion - les hétérotopies sont des« contre-emplacements » (Foucault, DE II 1571), des emplacements localisables - des espaces autres. Pour le dire différemment, les hétérotopies s’opposent à l’espace du dedans de deux points de vue. D’abord, ce sont des espaces repérables historiquement8 qui ne sont pas assimilables à l’espace « mythique » bachelardien - domaine heureux de l’intimité réactivée par l’imagination rêveuse qui nous met en rapport avec l’être de la maison. Deuxièmement, les hétérotopies se distinguent de l’espace du dedans à un niveau « fonctionnel ». Plus précisément, dans le sens où l’espace intime à la fois défendu et aimé, véritable espace de possession qui assure la sécurité de l’habitant, se différencie de l’espace hétérotopique relationnel qui s’articule sous le mode d’une dispersion tout en instituant une distance, un écart dans le rapport à soi.

Dans sa conférence sur les hétérotopies que nous venons de citer, Foucault fait quelques remarques à l’endroit de Bachelard qui méritent notre attention.

Certes, il y a bien eu une certaine désacralisation théorique de l’espace (celle à laquelle l’oeuvre de Galilée a donné le signal), mais nous n’avons peut-être pas encore accédé à une désacralisation pratique de l’espace. Et peut-être notre vie est-elle encore commandée par un certain nombre d’oppositions auxquelles on ne peut pas toucher, auxquelles l’institution et la pratique n’ont pas encore osé porter atteinte : des oppositions que nous admettons comme toutes données : par exemple entre l’espace privé et l’espace public, entre l’espace de la famille et l’espace social, entre l’espace culturel et l’espace utile, entre l’espace de loisirs et l’espace de travail ; toutes sont animées encore par une sourde sacralisation.
L’oeuvre (immense) de Bachelard, les descriptions des phénoménologues nous ont appris que nous ne vivons pas dans un espace homogène et vide, mais au contraire, dans un espace qui est tout chargé de qualités [….]. Cependant, ces analyses, bien que fondamentales pour la réflexion contemporaine, concernent surtout l’espace du dedans. C’est de l’espace du dehors que je voudrais parler maintenant. (Foucault, DEII 1573).

Pour notre propos, il est important de retenir que dans le passage que nous venons de lire, Foucault élabore trois types d'oppositions. D’abord, il oppose une tendance à la désacralisation théorique de l'espace amorcé par Galilée à une désacralisation pratique de l'espace à laquelle on n’a pas encore « accès » et qui serait un travail à faire. Deuxièmement, il oppose un espace homogène qui est de l'ordre d'une sacralisation effective de l'espace à l'espace « chargé de qualités » de Bachelard et de la phénoménologie. Par là, il associe implicitement le travail de Bachelard à la désacralisation pratique de l'espace, mouvance dans laquelle il s'inscrit. Troisièmement, il oppose l' « espace du dedans » propre à Bachelard à l' « espace du dehors », en introduisant par là sa conception des hétérotopies. Ainsi, il se départit de la problématique bachelardienne qui, de ses propres vœux, a réactivé sa réflexion.

Contrairement à cette interprétation qui assimile l’espace bachelardien « chargé de qualités » à une désacralisation pratique de l'espace, notre hypothèse est que dans le texte sur les hétérotopies, Foucault ne se délimite pas du travail de Bachelard au niveau qui vient d’être indiqué. A notre sens, l’opposition entre l’espace intérieur et l’espace extérieur, vise tout d’abord la sacralisation pratique de l’espace que Foucault dénonce plus haut. Autrement dit, la question que nous posons est de savoir si, par exemple, la distinction que Foucault mentionne plus haut entre l’espace familial et l’espace social qu’il assimile à une forme de « sourde sacralisation », n’est pas reconduite par Bachelard quand il discute l’opposition entre « le destin du dehors » et l’espace intérieur de l’intimité. Notre interprétation est qu’à travers les oppositions qu’il mobilise, l’espace dont il est question chez Bachelard est un espace sacré et c’est bien cela que Foucault pointe tout en admettant sa dette théorique. Précisons pourtant qu’il ne faudrait pas penser principalement la sacralité de l'espace comme ce qui est interdit ou inviolable, mais plutôt comme domaine séparé ou entouré. Si on accepte que l'espace sacré implique une région profane,9 nous pouvons remarquer ce type d’opposition chez Bachelard dans la description qu’il fait de la maison de campagne et de la maison urbaine.10 Bachelard (comme Heidegger11 d’ailleurs) affirme que la maison n’est pas une « maison-construction », mais une « ‘maison-habitation’ » (Bachelard, Poétique 78).

Signalons dans ce sens qu’en 1954, Foucault lui-même utilise à sa manière, la distinction bachelardienne entre l'espace du dedans et le destin du dehors. Chez lui, on a un « espace géographique » entièrement objectivable s’opposant au « paysage », qui serait un espace clos rattaché à une « histoire individuelle » et qui fournit l’accès à une « spatialité originaire », (DEI 129-30). Or ce qui vient troubler cette distinction est la présence de la folie. La question se déplace sur le terrain même de Bachelard dans le sens où l’espace de sécurité (« l'espace signe de ma puissance ») s’oppose à un espace d'insécurité (« l'espace signe de mon impuissance »). La législation interne de l'espace d'insécurité, ajoute Foucault, serait non pas la juxtaposition des éléments extérieurs, mais elle se déploie dans l’élément du vécu à travers la modalité de « l’enveloppement » ou « la fusion des apparitions fugitives » (DEI 151).

Pour conclure ce qui vient d’être présenté, nous pouvons soutenir qu’avec la conférence de 1967 le champ conceptuel de Foucault se transforme radicalement à travers l’effacement de la dimension existentielle immanente de l’espace et ses éléments résiduels de sacralité. En faisant cette critique implicite de l’espace bachelardien, Foucault évacue la référence sacrale d’un triple point de vue : 1) à travers sa disposition relationnelle entre emplacements irréductibles, 2) par son inscription historique précise, et 3) à travers sa problématisation de l’hétérotopie comme lieu hors lieu qui n’existe que sous le mode d’une dispersion. À partir des années ’70, l’analyse de l’espace chez Foucault se fait dans le cadre des emplacements de panoptiques du pouvoir: écoles, casernes, hôpitaux - tous des objets spécifiquement disciplinaires. Également, Foucault amorce une analyse biopolitique de l’espace avec l’analyse de la ville comme espace de sécurité. L’espace remplit dans ce contexte une fonction historico-politique, comme lieu investi par des rapports de pouvoir. C’est bien cette nouvelle problématisation de l’espace et sa référence bachelardienne que nous allons explorer en ce qui suit.

Comme mentionné plus haut, en suivant Bachelard, la maison natale est aussi une « maison onirique »  (La terre 135) ,12 « un état d’âme » (Poétique 77) et « une des plus grandes puissances d’intégration pour les pensées, les souvenirs, les désirs de l’homme » (Poétique 26). Ainsi, il faudrait distinguer chez lui entre deux thèmes principaux de la maison : elle est « conscience de centralité » et « conscience de verticalité » (Poétique 35). La maison comme « être vertical » (Poétique 34), opposée comme nous l’avons vu à l’horizontalité de la maison moderne, a une résonance particulière dans le travail de Foucault. Plus précisément, la verticalité du mur de la maison apparaît d’une manière positive comme aménagement et prolifération des obstacles dans le Panoptique. Rappelons brièvement que cette création architecturale de J. Bentham (Le Panoptique), consiste dans une tour centrale entourée d’un bâtiment en forme d’anneau qui est divisé en cellules. Un gardien placé dans la tour peut surveiller sans difficulté chaque mouvement du détenu. Ce dispositif architectural est un espace d’inclusion qui redistribue des formes d’exclusion. Par le jeu inclusion-exclusion, le Panoptique élabore une économie de visibilité qui intègre les corps dans une surveillance continuelle. Précisément, le Panoptique produit deux types d’obstacles, que nous appelons métaphoriquement ‘obstacle- miroir’ et ‘obstacle- dissymétrie’.

L’obstacle-miroir vise à introduire le détenu dans une pédagogie du regard. Ce type d’obstacle aménage la forme redoublée d’un regard sur soi comme instance d’autoévaluation de son propre comportement. Les modifications sur soi sont infinies à l’intérieur d’un corps enveloppé dans son propre regard. Ce miroir à travers lequel le détenu s’autosurveille recompose à chaque instant le moule d’un regard surveillant qui l’alimente : il est à la fois image idéale de soi et obstacle, mur infranchissable. L’obstacle-dissymétrie, par contre, consiste dans l’incorporation du regard surveillant par le détenu. Le regard disciplinaire aménage des micropouvoirs dans le sens où il capture les gestes, les mouvements des corps et les investit dans un programme de conduite généralisée. Pour différencier ces types d’obstacles, nous pourrions avancer que l’obstacle miroir implique une objectivation de soi par soi en tant que l’obstacle dissymétrie aménage une objectivation de soi par l’autre. Afin de rendre manifeste cette référence bachelardienne de l’espace dans le travail de Foucault, nous allons introduire un autre élément qui est présent d’une manière exemplaire chez les deux auteurs, à savoir la modalité spécifique de branchement du corps à l’espace.

Chez Bachelard, la maison lutte, résiste (Poétique 56) - elle est un « centre de force » (Poétique 45), ou une « communauté de la force » (Poétique 57). Comme nous pouvons le remarquer, l’espace bachelardien n’est pas immobile, mais au contraire il est traversé par des rapports de force. Sans doute, dans leur finalité ces types de force jouent comme des modalités d’individualisation. « Quelle image de concentration d’être que cette maison qui se « serre » contre son habitant et qui devient la cellule d’un corps avec ses murs proches. » (Poétique 57). Pourtant, ces rapports de force individualisants n’agencent pas des dissymétries et n’engendrent pas des écarts évaluatifs ou des formes d’assujettissement corporel. Cette idée apparaît plutôt chez Foucault dans sa description des disciplines définies comme techniques qui mettent en oeuvre une répartition des individus en suivant des principes de clôture et de quadrillage avec pour objectif d’effectuer une assignation cœrcitive des corps dans l'espace et l’établissement d’une hiérarchie des individus les uns par rapport aux autres. L’espace disciplinaire est hétérogène et les dissymétries qu’il aménage inscrivent l’individu non pas dans les sphères de la transformation privée de soi, mais plie parfaitement le corps à un ordre normatif défini qui cherche à l’objectiver intégralement.

En dépit de leurs différences, signalons que chez les deux auteurs, on retrouve une présupposition commune qui concerne la forme du rapport de l’individu à l’espace, précisément dans le sens où ce n’est pas l’individu qui occupe un espace, mais c’est l’espace qui investit un individu.13 Comme le dit Bachelard, si « l’âme est une demeure », la maison est « instrument d’analyse pour l’âme humaine » (Poétique 19). Ainsi, le corps entre en rapport avec l’espace et devient un opérateur de l’identité subjective : «  Je suis l’espace où je suis. » (Poétique 131). Nous retrouvons chez Foucault cette production d’identité subjective par la qualification du corps comme fragment d’espace à l’intérieur des disciplines.14 Cependant, l’objectivation de l’individu par le regard surveillant, outil d’analyse proprement disciplinaire, devrait être doublée d’une objectivation de soi par soi à l’intérieur de cet espace.15 Les silhouettes de la tour panoptique transforment leurs corps sous l’emprise d’un regard insondable dans des surfaces entièrement lisibles et ne cessent pourtant pas de spécifier leur rapport à soi.

Mais, pour sceller ce rapport corps-espace, Bachelard tente de comprendre de quelle façon la maison natale est inscrite en nous. Ainsi, il ajoute une dimension supplémentaire, à savoir une dimension organique de l’espace qui transforme la maison en corps. « La maison natale, dit-il, est physiquement inscrite en nous. Elle est un groupe d’habitudes organiques. […] » (Poétique 32). Pour mieux relever ce type d’articulation, il prête la voix des poètes qui accèdent à l’imaginaire non pas sous une forme utopique, comme une irréalité qui se constitue par le refus de ce qui n’est pas elle, mais au contraire comme « réalisme de l’irréalité » qui s’opère à travers la transfiguration de leurs perceptions. A cet effet, il cite Les cahiers de Malte Laurids Brigge de Rilke: « […] elle [la maison] est toute fondue et répartie en moi : ici une pièce, là une pièce, et ici un bout de couloir qui ne relie pas ces deux pièces, mais est conservé en soi, comme un fragment. C’est ainsi que tout est répandu en moi ; les chambres, les escaliers, qui descendaient avec une lenteur si cérémonieuse, d’autres escaliers, cages étroites montant en spirale, dans l’obscurité desquels on avançait comme le sang dans les veines. » (Rilke 26 ; cité dans Bachelard, Poétique 66). La maison laisse des traces dans les fibres individuelles ; elle se transforme en peau, muscles et organes. Comme il le dit ailleurs « […] le rêveur est prêt à lier sa maison et son corps, sa cave et ses organes. » (Bachelard, Terre 142). En citant Michel Leiris il ajoute : « Je n’attendais rien, j’espérais moins que rien. Tout au plus avais-je l’idée qu’en changeant d’étage et de pièce, j’introduirais une fictive modification dans la disposition de mes organes, partant, dans celle de mes pensées. […] Cet escalier […] ce sont tes viscères eux-mêmes, c’est ton tube digestif qui fait communiquer ta bouche dont tu es fier, et ton anus, dont tu as honte, creusant à travers tout ton corps une sinueuse et gluante tranchée. » (Leiris, Aurora 9-23 ; cité dans Bachelard, Terre 142-4). De ces citations, on voit bien que le corps individuel réagence son rapport à l’espace, il se déloge, perd sa consistance propre et acquiert une autre densité, un autre volume. Cependant, cette perte de référentiel corporel n’entraîne pas sa disparition matérielle, mais au contraire son individualisation en tant que corps. Autrement dit, cette maison de chair devient une forme intégrative. On voit bien cela avec l’analyse de Foucault. Ainsi, il faudrait mettre en rapport l’onirisme de la « maison-corps » de Bachelard avec la description foucaldienne du corps du psychiatre dans l’asile du début du XIXe siècle en France. Foucault nous dit que la présence du psychiatre est ubiquitaire et régulatrice à l’intérieur de l’asile. C’est une présence qui se démultiplie d’une manière exhaustive à l’échelle de l’établissement médical. « L’asile c’est le corps du psychiatre, allongé, distendu, porté aux dimensions d’un établissement, étendu au point que son pouvoir va s’exercer comme si chaque partie de l’asile était une partie de son propre corps, commandée par ses propre nerfs. » (Foucault, Pouvoir psychiatrique 179). L’asile actualise continûment la présence du psychiatre en la transformant dans un corps géant qui s’instaure en tant que maître de réalité et réformateur de la volonté du patient. Le corps du psychiatre joue comme « principe de vie » de l’institution asilaire, précisément dans le sens où c’est un corps qui intègre et qui absorbe le corps malade.

Dans le contexte pénitentiaire, la métaphore de la maison-corps réapparaît dans son vocabulaire à propos de la prison américaine Attica, que Foucault avait visitée en 1971 : « Attica est une machine à éliminer, une espèce d’énorme estomac, un rein qui consomme, détruit, broie et puis rejette – et qui consomme afin d’éliminer ce qui a déjà été éliminé » (DEI 1395). Remarquons à partir de ce mouvement complémentaire entre un espace asilaire qui s’identifie au corps du psychiatre et un espace pénitentiaire qui reprend le fonctionnement des organes comme production et consommation d’une vie résiduelle - que la référence bachelardienne est bien présente. Nous percevons en arrière-fond les images bachelardiennes de l'espace : « le nid vivant », les « muscles » et les « contre-muscles » de la colline, ou le volume de « la tour de l'âme».

Conclusion

Pour conclure brièvement, nous avons pu constater que la problématisation de l’espace chez Foucault et Bachelard comporte des déplacements conceptuels, des thèmes et des présuppositions communes et elle ne peut pas être assimilée ni à une acceptation conceptuelle inconditionnée sous la forme d’un élan laudatif, ni à un rejet radical qui effacerait les traces d’une pensée dans la pensée d’un autre. La référence bachelardienne chez Foucault nous fournit l’exemple d’une certaine ‘attitude’ qui consiste à nuancer le rapport à l’autre, un rapport mouvant et par là critique. Cette position foucaldienne située entre-les-deux, loin d’être ambigüe, fait jouer un rapport complexe de mise à distance et de problématisation commune dans le sens où les références circulent, se modifient et inversent leur trajectoire pour mieux se penser ensemble.

 


Razvan Amironesei est actuellement doctorant en Philosophie en cotutelle entre l'Université Charles de Gaulle - Lille III (France) et l'Université Laval (Canada). Il travaille dans le champ de la philosophie française contemporaine, en particulier sur l'oeuvre de Michel Foucault. Ses intérêts de recherche incluent principalement le statut actuel du théologico-politique, le traitement philosophique de la technologie, la formation du sujet biopolitique.



 

Notes

1Pour une perspective d’ordre général sur la problématique de l’espace chez Foucault, voir Questions à Foucault sur la géographie, DEII, texte n° 169 ; Questions de Michel Foucault à Hérodote, DEII texte n° 178 ;  Entretien avec Michel Foucault, DEII texte n° 192 ; Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps, DEII texte n° 197 ; La scène de la philosophie DEII, texte n° 234 ; Espace, savoir et pouvoir DEII, texte n° 310.

2 L'archéologie comme l'analyse d'une expérience à l'intérieur de notre culture doit faire apparaître « dans l'espace du savoir, les configurations qui ont donné lieu aux formes diverses de la connaissance empirique. » (Foucault, Les mots et les choses 13).

3 Dans Surveiller et punir(1975), Foucault définit le pouvoir comme lieu d’affrontement de forces: « […] le pouvoir qui s'y exerce ne soit pas conçu comme une propriété, mais comme une stratégie, que ses effets de domination ne soient pas attribués à une "appropriation", mais à des dispositions, à des manœuvres, à des tactiques, à des techniques, à des fonctionnements ; qu'on déchiffre en lui plutôt un réseau de relations toujours tendues, toujours en activité, plutôt qu'un privilège qu'on pourrait détenir; qu'on lui donne pour modèle la bataille perpétuelle [...] » (35).

4 Il s’agit pour Foucault d’« analyser le savoir en termes de région, de domaine, d’implantation, de déplacement, de transfert » (DEII 33). Ces régions de savoir qui sont le « champ », la « position », la « région », le « territoire » (DEII 33) se qualifient selon Foucault en objets de pouvoir.

5 Voir l’usage de l’espace à l’intérieur du langage dans les textes de Foucault consacrés à Georges Bataille (Préface à la transgression, DEI texte n°13), à Raymond Roussel (Dire et voir chez Raymond Roussel, DEI texte n° 10), à Roger Laporte, Claude Ollier, Michel Butor (Le langage de l’espace, DEI texte n° 24), à Maurice Blanchot (La pensée du dehors, DEI texte n° 38).

6 Voir Foucault, La vérité et les formes juridiques, DEI, texte n° 139 (en particulier les conférences IV et V) ; Le pouvoir psychiatrique, DEI texte n° 143 ; L’oeil du pouvoir, DEI texte n° 195 ; L’incorporation de l’hôpital dans la technologie moderne, DEI texte n° 229 ; Pouvoir psychiatrique (en particulier la leçon du 7 novembre 1973, la leçon du 14 novembre 1973, la leçon du 21 novembre 1973, la leçon du 28 novembre 1973, la leçon du 5 décembre 1973, la leçon du 19 décembre 1973, la leçon du 9 janvier et la leçon du 23 janvier) ; Surveiller, en particulier pp.166-75 ; Bentham, Le Panoptique.

7 Voir Foucault, Crise de la médecine ou de l’antimédecine ?, DEII texte n° 170 ; La naissance de la médecine sociale, DEII texte n° 196 ; La politique de la santé au XVIIIe siècleDEII textes n° 168 et n° 257 ; Sécurité, pp.13-25.

8 L’hétérotopologie serait une « description systématique » de ces « espaces différents, ces autres lieux, une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons » (Foucault, DEII 1575).

9 « Etymologiquement, sacré s’oppose à profane. Sacré désigne ce qui est à la fois séparé et circonscrit (en latin sancire: délimiter, entourer, sacraliser et sanctifier), tandis que profane indique ce qui se trouve devant l'enceinte réservée (pro-fanum). » (Encyclopaedia 336). Précisons à cet endroit que Bachelard opère un renversement dans la fonction qu’il accorde au sacré. Le sacré n’est pas ce que nous ignorons, le fruit de notre impuissance, ou bien la croyance obtenue pour maîtriser l’inconnu, comme l’explique A. Dumas dans l’article Sacré de l’Encyclopaedia Universalis que nous venons de citer : « Par le sacré, l’homme se constitue un univers à la fois protégé, exigeant, orienté et prometteur. Il domestique ainsi, ou à tout le moins il se concilie, l’au-delà de son savoir, de son pouvoir et de son espoir. » (Encyclopaedia 336). Au contraire, chez Bachelard l’espace de la maison est sacré parce qu’implanté dans notre corps par l’habitude de l’habiter, parce qu’elle a l’allure d’une expérience fondamentale dans notre conformation spirituelle. La maison est un lieu qui agit comme un « mixte fonctionnel » dans l’immanence de nos souvenirs et de nos songes. Voir aussi la note 12 dans ce texte.

10 “A Paris il n'y a pas de maisons. Dans des boites superposées vivent les habitants de la grand’ville. […] Et le chez soi n’est plus qu’une simple horizontalité. Il manque aux différentes pièces d’un logis coincé à l’étage un des principes fondamentaux pour distinguer et classer les valeurs de l’intimité. Au manque de valeurs intimes de verticalité il faut adjoindre le manque de cosmicité de la maison des grandes villes. Les maisons n’y sont plus dans la nature, les rapports de la demeure et de l’espace y deviennent factices. Tout y est machine et la vie intime y fuit de toute part.” (Bachelard, Poétique 42-3). Plus loin dans le texte, il ajoute : « La maison vécue n’est pas une boite inerte. L’espace habité transcende l’espace géométrique. » (Poétique 58).

11 « Un pont, le hall d’un aéroport, un stade ou une centrale électrique sont des constructions, non des habitations ; […] des bâtiments à usage d’habitation fournissent sans doute des logements, aujourd’hui les demeures peuvent être bien comprises, faciliter la vie pratique, être d’un prix accessible ouvertes à l’air, à la lumière et au soleil : mais ont-elle en elles mêmes de quoi nous garantir qu’une habitation a lieu ? (Heidegger 170-1). Voir aussi la note 13 dans ce travail.

12 Précisons que l’usage du mot « diagramme » connecté à ce qu’il appelle « habitude » apparaît chez Bachelard dans la description qu’il fait de la maison natale. « En somme, la maison natale a inscrit en nous la hiérarchie des diverses fonctions d’habiter. Nous sommes le diagramme de fonctions d’habiter cette maison-là et toutes les autres maisons ne sont que variations d’un thème fondamental. Le mot habitude est un mot trop usé pour dire cette liaison passionnée de notre corps qui n’oublie pas la maison inoubliable ». (Poétique 33). En référence implicite à la maison bachelardienne, Foucault explique dans Surveiller et punir (1975) que « le panoptisme ne doit pas être compris comme un édifice onirique », mais « c’est le diagramme d’un mécanisme de pouvoir ramené à sa forme idéale » (Surveiller 239). Ainsi, le panoptisme n’est pas « la crypte de la maison natale » (Poétique  33) comme le dit Bachelard à propos de la maison, mais plutôt - la crypte du devenir individuel.

13 La position de Bachelard peut être éclairée à travers le rapport du sujet à l’espace chez Heidegger. Ce dernier s’oppose à la thèse de Ortega y Gasset qui soutient que l’individu est antérieur à l’espace, un individu qui, par exemple, construit la maison dans le but de l’occuper. Chez Heidegger, le sujet, le je, est incorporé dans l’habiter. Ce qui veut dire que le sujet ne se surajoute pas de l’extérieur. Habiter est une manière qui est propre à l’homme et qui le définit : « Etre homme veut dire : être sur terre comme mortel, c'est-à-dire : habiter. » (Heidegger 173). Il justifie sa thèse en faisant appel aux deux sens du mot habiter (bauen) : 1) nous sommes dans la mesure où nous habitons. L’existence de l’homme a pour extension une manière d’habiter comme sujet. 2) bauen veut aussi dire « cultiver » « soigner » (Heidegger 173). Habiter d’une manière habituelle serait ainsi un oubli, une perte du sens propre du bauen derrière les modes d’habiter.

14 « La discipline est avant tout une analyse de l'espace ; c'est l'individualisation par l'espace, le placement des corps dans un espace individualisé qui permet la classification et les combinaisons. (Foucault, DEII 516).

15 « Celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément sur lui-même ; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément deux rôles ; il devient le principe de son propre assujettissement » (Foucault, Surveiller 236)

 


BIBLIOGRAPHIE

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